LA REPARTITION DES EXCEDENTS DANS LES CAISSES POPULAIRES HAÏTIENNES

La question de la Ristourne

L’exercice comptable de la plupart des caisses populaires haïtiennes commence le 1er octobre pour se boucler le 30 septembre de l’année suivante. L’article 41 de la loi haïtienne sur les Coopératives d’Epargne et de Crédit accorde jusqu’à six mois aux caisses pour tenir leur assemblée générale. Cette dernière a pour objet, entre autres, de statuer sur la répartition des trop-perçus annuels,   selon article 43 de la loi. Il s’agit donc d’un exercice démocratique qui  devrait être difficile et houleux tant les intérêts pourraient être divergents. Dans la réalité, cette partie de l’assemblée se passe comme une lettre à la poste, sans débat, et parfois sans sanction ou décision de l’assemblée. Au regard de la philosophie coopérative et de la loi de 2002 sur les coopératives, nous analyserons la répartition des excédents dans les caisses populaires haïtiennes.  La distribution de la ristourne sera placée au centre de ce débat.

La première coopérative moderne, formelle et bien structurée  a pris naissance à Rochdale en Angleterre en 1844 : les équitables pionniers de Rochdale. Elle était l’œuvre de 28 ouvriers tisserands dont les maigres salaires ne les permettaient pas de subvenir à leurs besoins. Ils vivaient dans la pauvreté. Ils se réunirent un samedi et se demandèrent « quel sont les  moyens les plus efficaces pour améliorer la situation du peuple. » (Camille Lamothe, 1958). Ils finirent par créer la « Société des équitables pionniers de Rochdale », enregistrée le 24 Octobre 1844, avec un capital initial  ne dépassant pas soixante-quinze dollars. 

La coopérative « Les Equitables Pionnier de Rochdale » se basait sur les fondements tels : adhésion libre et volontaire ; l’intérêt limité sur la part sociale à 6% du capital ;  la ristourne au prorata des transactions avec les membres ; la vente au comptant ; l’éducation et formation des membres… Les excédents étaient fondamentalement utilisés pour la distribution équitable des ristournes au prorata des affaires traitées par le membre avec sa coopérative.  « George Jacob Holyoake, un des derniers témoins de la création et l'historien précis et chaleureux des Equitables Pionniers de Rochdale […] rappelait que les 28 tisserands qui avaient fondé en 1844 la coopérative de consommation de Rochdale avaient choisi le nom d’Equitables Pionniers parce que ce terme impliquait le partage équitable des gains entre les salariés et les consommateurs. » (PRINCIPES COOPERATIFS ? LESQUELS ? François Espagne ancien secrétaire général de la Confédération générale des Sociétés Coopératives Ouvrières de Production).

La déclaration de 1995 sur l'identité coopérative qui a reformulé et complété les principes coopératifs affecte « les excédents à tout ou partie des objectifs suivants : le développement de leur coopérative, éventuellement par la dotation de réserves dont une partie au moins est impartageable, des ristournes aux membres en proportion  de leurs transactions avec la coopérative et le soutien d'autres activités approuvées par les membres.» L’excédent est donc affecté au développement de la coopérative dont la constitution de fonds de réserve, à la distribution des ristournes aux membres et aux activités communautaires. Pour Guy Tchami du Service des Coopératives au  Bureau International du Travail, Genève « … le profit […] est soit réinvesti dans la coopérative, soit gardé en réserves ou encore redistribué aux membres en proportion de leurs transactions avec la coopérative. Ce procédé, appelé ristourne permet aux membres de se distribuer l’excédent éventuel. »

D’après la loi haïtienne sur les coopératives d’épargne et de crédit les excédents doivent être ainsi répartis :
·         10% des trop-perçus au  « Fonds de Soutien aux Coopératives » gérés par la BRH  (article 61) ;
·         10% des trop-perçus au fonds de réserve. Ce prélèvement cesse d’être obligatoire quand le fonds de réserve atteint un montant qui correspond au double de celui du capital socia  ( Article 63) ;
·          « Toutes les fois que ses fonds propres sont supérieurs ou égaux aux fonds propres réglementaires, une CEC peut, par règlement, établir un fonds devant servir à des fins sociales ou communautaires. Il ne peut affecter à ce fonds plus de 10% du montant attribué en ristournes. Les sommes affectées au fonds doivent être utilisées par le conseil d’administration dans les trois (3) ans de leur affectation. À défaut de quoi, elles sont versées dans le fonds de réserve » (l’article 64) ;
·         Le solde est distribué aux sociétaires au prorata des affaires traitées par chacun d’eux avec la CEC et non au prorata du nombre de parts sociales détenues par chaque sociétaire, d’après l’article 66.  
D’après l’article 65 l’affectation des trop-perçus annuels des CEC est déterminée par l’Assemblée générale sous réserve des dispositions de la loi. Elle doit aussi tenir compte des normes ou exigences faites par la BRH en matière de fonds propres.

Dans la pratique, dans le bilan des Caisses Populaires haïtiennes, les excédents sont répartis entre les différents comptes ou fonds. De ses huit millions gourdes d’excédent de cette année la caisse SUCCES de Jacmel a affecté 10% en réserve légale, 10 % au fonds social et communautaire, 20 % au fonds de prévoyance et 60% au fonds de construction. La Caisse Ressource confiance a alloué  en 2013  10% au réserve légale, 20% au fonds de prévoyance, 10 % au fonds social, 30 % au ristourne, 15% à l’éducation et la formation et 45 % au le fonds de construction.

En fait, il y a trois affectations légales du surplus des Caisses : le Fonds de Soutien aux Coopératives qui n’est pas encore exigé par la BRH,  la réserve légale qui est de 10% et un fonds social et communautaire qui est de 10% de la ristourne. La plupart  des fonds trouvés dans le bilan des caisses à titre d’affectations des excédents ne sont ni légales,  ni statutaires. A l’exception du fonds de Soutien aux Coopératives et de la réserve légale, tous les autres fonds devraient être créés par les statuts ou les règlements avec une définition, une justification et surtout une procédure d’utilisation.

Le fonds social et communautaire de 10% des excédents ne répond pas aux normes de la loi. Il devrait être inférieur ou égale à 10% du montant attribué en ristourne. Etant donné que les caisses n’octroientt pas de ristourne, elles ne devraient pas constituer ce fonds.

Quand en est-il du fonds de prévoyance ? Il n’est ni légal, ni statutaire et représente une « aberration comptable ». Pour l’année 2013, ce fonds cumulé s’élevait à 20 millions de gourdes pour la COOPECLAS, 12 millions pour la Ressource Confiance de Marigot et 71 millions pour la CAPOSAC. Ce fonds représente, en fait, les bénéfices non réparties qui grossissent purement et simplement les avoirs de la Caisse. Il est loin d’être le fonds de prévoyance des caisses de l’ancienne école, une sorte de fonds de solidarité pour supporter les membres et la communauté dans leur vulnérabilité face aux aléas de la vie.  Il correspondait à la caisse rouge des Mutuelles de Solidarité.

Le fonds pour la construction et celui pour l’investissement ne sont non plus ni légaux, ni statutaires et ne sont pas vraiment nécessaires. Beaucoup de caisses ont acheté ou fait construire leur somptueux local sans avoir recours à un tel fonds. D’autres ont dépensé pour leur construction des sommes beaucoup plus élevées que leur fonds dédié construction. Avec l’existence d’un tel fonds, une caisse pourrait bien un jour créer un fonds pour l’acquisition d’un véhicule ou d’un ordinateur.

S’il y a un fonds qui n’apparait presque pas dans les bilans ou les affectations du surplus de nos caisses, et qui devrait l’être de façon obligatoire au regard de la philosophie, des principes et de la loi sur les caisses en Haïti, c’est la ristourne. Quand, il apparait, il s’agit le plus souvent d’un bonni sur intérêt perçu sur le crédit. Les dirigeants affirment que le calcul de la ristourne au prorata des affaires traitées est trop compliqué. Prétexte !

Article 66 de la loi de 2002 est claire : « Les trop-perçus annuels sont affectés, après les prélèvements légaux, en priorité, selon les dispositions de l’article 67 de la présente loi. Le solde est distribué aux sociétaires au prorata des affaires traitées par chacun d’eux avec la CEC… »

Pourquoi les caisses créent une multitude de fonds pour l’affectation des excédents, des fonds qui ne sont ni légaux, ni statutaires et qui ne répondent pas aux exigences comptables ? La réponse la plus plausible semblerait que les dirigeants et les managers des caisses veulent cacher la réalité financière des caisses pour ne pas succomber aux réclamations légitimes de ristournes des sociétaires.

« En 1937, nous confie François Espagne ancien secrétaire général de la Confédération générale des Sociétés Coopératives Ouvrières de Production, la ristourne était le seul emploi des excédents élevé à la dignité de principe. On était ici dans la très droite ligne de la tradition rochdalienne : le cher George Holyoake rappelait avec détails, dans son History of Cooperation, comment l'invention de la ristourne, due à l'un des fondateurs des Equitables Pionniers, Charles Hobarth, avait sauvé la société de Rochdale de l'échec qu'avaient connu les autres expériences de coopératives de consommation, en fidélisant les épouses des membres, à qui le versement de ces petites sommes accumulées sur leur compte permettait périodiquement de s'offrir un vêtement. » Frantz Prinvil, ex-directeur général du Conseil National des Coopératives, fondateurs influents de la caisse KOTELAM et cadres ayant contribué à la création de plusieurs caisses populaires, en dit mieux. Il raconte l’histoire d’un paysan qui après avoir reçu quelques gourdes en ristourne a eu à déclarer : « mwen resi pwal achte piki pou doulè m an » (Je vais enfin acheter la piqure pour traiter mon rhumatisme). Il investit sa ristourne dans sa santé. Sa caisse ne peut faire mieux pour lui.

La volonté de ne pas distribuer des ristournes fait partie des péchés originels des caisses populaires haïtiennes. En effet, à la fin des années 90 du siècle dernier, le mouvement des caisses populaires haïtiennes a connu sa renaissance ou sa première révolution. Avec l’appui de DID, des caisses ses sont relancées, d’autres sont créées sur de nouvelles et solides bases avec des outils comptables et des gestionnaires formés. A ce stade, il était conseillé aux caisses d’affecter la totalité de leurs excédents déduits des réserves légales à leur croissance. Ce qui était logique. La rentabilité et la croissance était le mot d’ordre. 

Wikipedia: Quadrilatère de Henri Desroches
M= Manager, A= Administrateur, E+ Employé et S= Sociétaire
Aujourd’hui, après 15 à 20 ans de cette politique, nos caisses ont connu une croissance exponentielle  et sont très rentables. La caisse SUCCES vient réaliser 8 % d’excédent sur son actif. La Caisse Espoir a engrangé près de 24 millions de gourdes d’excédent pour son dernier exercice. Aujourd’hui encore les dirigeants et les gestionnaires des caisses sont toujours obsédés par la croissance et la rentabilité. Il s’agit de péchés originels qui leur collent à la peau. Nous vivons aussi la fracture du quadrilatère coopératif d’Henri Desroches où le pôle gestionnaire (administrateurs + managers) s’entend au détriment des sociétaires et employés, qui sont eux aussi divisés.

Pour Guy Tchami du Service des Coopératives au  Bureau International du Travail « Un point essentiel ici est qu’il doit être gardé à l’esprit que l’objectif premier de la coopérative est de répondre aux besoins de ces membres et non de réaliser un excédent maximum contrairement aux entreprises capitalistiques. La non-existence d’excédent dans la coopérative, n’est en rien préjudiciable, bien au contraire car l’absence d’excédent peut être le signe que les membres ont bénéficié de services de la coopérative au plus bas coût possible.»

L’excédent c’est le montant qui reste après avoir honoré toutes les dépenses. Au départ les caisses avaient  besoin de beaucoup d’excédents pour croitre et capitaliser. Aujourd’hui avec plus de 30% de capitalisation – alors que la BRH exige 12.5 – est-il encore nécessaire de poursuivre cette course à la croissance et à la rentabilité élevées ?

Dans les assemblées des caisses populaires, il y a trois revendications  qui reviennent annuellement : la diminution des taux d’intérêt sur le crédit  – les sociétaires veulent la marchandise à meilleur prix,  la ristourne promise dans les séances de formation et l’investissement dans d’autres secteurs, notamment sociaux comme l’éducation, le logement, le transport.

Il est évident que les sociétaires veulent des services financiers et non financiers en qualité et en quantité croissantes, et à meilleur prix. C’est d’ailleurs l’objet fondamental de la coopérative. Nos caisses populaires sont aujourd’hui assez grandes et fortes pour répondre progressivement aux besoins de leurs membres, la distribution des ristournes y compris. Les excédents, aussi modestes, devront être affectés au développement de la coopérative, à la distribution des ristournes aux membres au prorata de leurs transactions et aux activités communautaires. Il faut maintenant se défaire des péchés originels de la forte rentabilité et de la croissance  élevée pour transformer les grandes caisses en de belles caisses. Il nous faut la 2ème révolution des caisses haïtiennes. Une révolution économique, sociale, technologique, environnementale où la satisfaction des besoins et le développement des parties prenantes : sociétaires, collaborateurs et la communauté seront sacralisés.

Nonais Derisier
25 janvier 2015