COMMÉMORATION 31 octobre 1919 – 31 octobre 2025 : Charlemagne Péralte, 106 ans après — mémoire à préserver et souveraineté à conquérir

 COMMÉMORATION



31 octobre 1919 – 31 octobre 2025 : Charlemagne Péralte, 106 ans après — mémoire à préserver et souveraineté à conquérir

Le héros crucifié qui incarne toujours le combat pour l’autodétermination haïtienne

Par Nonais Derisier — 31 octobre 2025

En ce 31 octobre 2025, Haïti commémore le cent sixième anniversaire de la mort héroïque de Charlemagne Masséna Péralte (1886-1919). Cent six ans après son assassinat par les forces d’occupation américaines, son ombre plane encore sur la mémoire nationale, rappelant que la souveraineté ne se mendie pas : elle se conquiert et se défend.

Son combat, né d’une dignité nationale blessée, nous tend un miroir implacable : quelle souveraineté pour l’Haïti d’aujourd’hui, encore soumise à des tutelles politiques, économiques et diplomatiques ?

Tel Jean-Jacques Dessalines, fondateur de l’indépendance, ou Che Guevara, héraut des révolutions du XXᵉ siècle, Péralte incarne cette flamme universelle — celle des peuples qui refusent l’asservissement et qui, face à l’injustice, choisissent la révolte.

Charlemagne Péralte vit le jour le 10 octobre 1886 à Hinche, cité du Plateau Central. À la fin du XIXᵉ siècle, Hinche se distinguait par une bourgeoisie commerçante et une hiérarchie militaire locale, vivant du commerce urbain et des spéculations agricoles, comme le décrit Roger Gaillard dans Un héros de la liberté : Charlemagne Péralte le Caco (1982).

Issu d’une famille respectée, Péralte reçut une éducation rigoureuse. Après ses études primaires, il rejoignit Port-au-Prince, où il fréquenta l’Institut Saint-Louis de Gonzague jusqu’à la classe de quatrième — un niveau alors suffisant pour accéder à des fonctions publiques importantes.

À la mort de son père, il regagna sa ville natale pour administrer les affaires familiales. Héritier d’une lignée enracinée dans le commerce et la production agricole, il se distingua par son sens du devoir et de la probité.

Dès 1909, à seulement vingt-trois ans, il occupa déjà plusieurs fonctions au Plateau Central : vice-consul d’Haïti à Elias Piña (République dominicaine), maire de Hinche, puis juge de paix à Mirebalais. Son engagement précoce illustrait déjà un patriotisme réfléchi, nourri par la conviction que servir l’État, c’était servir la Nation.

En 1915, alors qu’il n’avait que vingt-neuf ans, Péralte fut nommé commandant militaire de l’arrondissement de Léogâne, après avoir soutenu la cause de Vilbrun Guillaume Sam. Mais lorsque les troupes américaines débarquèrent sur le sol haïtien, il refusa catégoriquement toute forme de collaboration.

Plutôt que de se soumettre, il démissionna et regagna Hinche sous le prétexte de s’occuper de ses biens familiaux — en vérité, pour préparer la résistance. Ce choix marqua le tournant décisif d’une vie désormais vouée à la lutte contre l’impérialisme et à la défense de la souveraineté nationale.

Le 10 octobre 1916, avec ses frères Saül et Saint-Rémy, Péralte mena une attaque audacieuse contre la maison du général américain Doxey, commandant de Hinche. L’opération échoua, et il fut condamné à cinq ans de travaux forcés.

Loin d’éteindre sa flamme, la captivité affermit sa détermination. Dans les prisons du Cap-Haïtien, il transforma sa cellule en école de résistance. C’est là qu’il rencontra Benoît Batraville, futur lieutenant et continuateur de son œuvre. Le 3 septembre 1918, il s’évada et regagna le Plateau Central, désormais reconnu comme chef suprême du mouvement anti-impérialiste.

En octobre 1919, Péralte lança une vaste offensive contre Port-au-Prince, visant à chasser les troupes d’occupation et à rétablir la légitimité nationale. Dans le Nord, il proclama un gouvernement provisoire haïtien, symbole de la souveraineté du peuple face à l’occupation étrangère.

Cependant, cette offensive se heurta à la supériorité militaire américaine et aux trahisons internes. Malgré son génie tactique et son autorité morale, Péralte ne put vaincre une armée mieux équipée et organisée. Comme Spartacus face aux légions romaines, il fut le porte-flambeau de la révolte des humiliés, dressant la dignité des opprimés contre la fatalité imposée par les puissants.

Trahi par Jean-Baptiste Conzé, infiltré parmi les Cacos, Charlemagne Péralte fut capturé et assassiné par les troupes américaines le 31 octobre 1919. Son corps, attaché à une porte et exposé publiquement, fut photographié et exhibé comme un trophée. Mais cette image macabre devint un symbole : celui d’un Christ noir crucifié pour la liberté de son peuple.

Une peinture de Philome Obin


Après le départ des troupes américaines en 1934 — retrait accéléré par la résistance acharnée des Cacos — sa dépouille fut identifiée par sa mère et transférée au cimetière du Cap-Haïtien. En 1995, le président Jean-Bertrand Aristide fit frapper une pièce de monnaie à son effigie et fit restaurer son tombeau, rendant hommage à celui qui incarna la dignité haïtienne face à l’humiliation étrangère.

Charlemagne Péralte appartient à la grande lignée des héros universels de la liberté : Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Patrice Lumumba, Emiliano Zapata, Che Guevara. Tous ont partagé la même conviction : les peuples ne se libèrent qu’en se réappropriant leur destin.

En érigeant la résistance contre les forces d’occupation, Péralte redonna à une Haïti humiliée un souffle de dignité et un modèle de courage qui transcende le temps et les frontières.

Plus d’un siècle après son martyre, la flamme de Charlemagne Péralte éclaire encore nos combats. Dans une Haïti en proie à de nouvelles formes de dépendance, son exemple rappelle que la souveraineté n’est pas un héritage, mais une reconquête permanente.

Son combat s’inscrit dans le paradoxe de l’occupation américaine : si celle-ci apporta quelques infrastructures, elle imposa aussi le travail forcé, la ségrégation raciale et l’humiliation systématique, ce qui explique le soutien populaire massif dont bénéficièrent les Cacos.

Le tombeau du Cap-Haïtien ne doit pas demeurer un simple mausolée, mais devenir le cœur battant de notre conscience collective. Ses restes devraient rejoindre Hinche, sa terre natale, où serait érigé un Panthéon de la Liberté, sanctuaire dédié non seulement aux héros haïtiens, mais aussi à tous les artisans de la décolonisation du monde.

« La liberté ou la mort » — cette devise dessalinienne, que Péralte porta jusqu’au sacrifice ultime, demeure un appel à la dignité. Tant que notre souveraineté restera incomplète, l’esprit de Charlemagne Péralte hantera nos consciences et nous rappellera que la liberté n’est pas un souvenir, mais un engagement.

Cent six ans après sa mort, Charlemagne Péralte n’est pas qu’un héros du passé : il est la conscience insurgée d’Haïti. Son sacrifice nous enseigne que la mémoire n’est pas un devoir de nostalgie, mais une arme pour la reconquête de notre destin collectif.

Préserver cette mémoire, c’est raviver le feu de Dessalines, c’est suivre l’exemple de Che Guevara : refuser toute domination et choisir la dignité.

Conquérir la souveraineté, c’est comprendre que le combat de Péralte ne s’arrêtait pas aux frontières d’Haïti, mais annonçait déjà la lutte universelle contre toutes les formes d’impérialisme.

Le héros crucifié de 1919 nous regarde encore. Son regard, à travers le temps, semble nous dire :

« La liberté ou la mort » n’est pas un slogan du passé — c’est le mot d’ordre de chaque génération qui refuse de plier.

Charlemagne Péralte, 106 ans après : mémoire à préserver, souveraineté à conquérir.


Nonais Derisier en recueillement devant le tombeau de Charlemagne Péralte.